L'illustration du 28 novembre 1963 ou: Merci Clémence!

LES ARAUCANS ET LE ROI ORLLIE ANTOINE 1er

Le caractère des Français est ainsi fait, qu'ils se moquent de tout ce qui sort de leurs habitudes ordinaires. C'est ce qui est arrivé pour M. de Tounens, ce Français, ce Périgourdin, devenu, par la libre acclamation d'un peuple, roi d'Araucanie et de Patagonie. C'est déjà une singularité qu'un Français qui s'en irait en Araucanie, mais c'en est une bien plus grande encore de créer un royaume constitutionnel dans ces contrées lointaines. Aussi, les quolibets des journaux n'ont pas manqué de pleuvoir sur M. de Tounens. Il semble qu'on revient aujourd'hui de ces premières appréciations. Un des chroniqueurs de l’Indépendance a déjà dit à ce propos : « Il me souvient que je me suis exprimé, à l'occasion, en termes excessivement irrespectueux sur la personne de S.M. Orllie Antoine 1er, roi d'Araucanie et de Patagonie ; il me semblait si bizarre qu'un avoué de Périgueux allât faire souche de souverains constitutionnels dans ce pays lointain, que je me moquais, avec le gros du public, d'une pareille aventure. Aujourd'hui, je ne ris plus de ce qui est respectable et courageux. Le hasard m'a fait rencontrer à Paris M. de Tounens, le souverain dépossédé ; j'ai tenu entre les mains un manuscrit de lui très curieux, très alléchant, ses mémoires, et j'affirme que ce roi d'Araucanie avait du bon ... »
C'est un extrait de ces mémoires qui vient d'être publié, dans le courant de cette semaine, par M. de Tounens même ; ce fragment, qui forme un volume, comprend le récit de son avènement au trône, sous le nom d'Orllie (et non Orélie) Antoine 1er, et sa captivité au Chili. Les Araucans sont, en effet, les voisins du Chili, et des voisins dangereux, à cause de leur naturel sauvage et guerrier. Ils n'ont jamais consenti à reconnaitre la domination du Chili, et comme cet Etat, malgré ses prétentions, n'a pu les soumettre par la force, il en résulte qu'ils sont entièrement indépendants. Ils avaient donc le droit de se donner un gouvernement de leur choix, et M. de Tounens celui d'accepter la charge qui lui était confiée. Mais, après avoir été proclamé roi en décembre 1861, il fut traitreusement, en 1862, livré par un de ses domestiques aux autorités chiliennes, qui voyaient d'un mauvais œil cet établissement nouveau. Il raconte en détail les traitements qu'il eut à subir pendant une assez longue captivité. D'après ses idées, il voulait créer dans ces régions éloignées un royaume qui aurait porté le nom de Nouvelle-France, et y appeler tous les Français inactifs au milieu du trop plein de l'ancien monde et qui auraient désiré collaborer avec lui à son œuvre de civilisation. Il y avait, à la vérité, beaucoup à faire dans cette voie, et même tout était à créer. Les Araucans sont fort en arrière en fait de civilisation, et les Patagons ne sont pas non plus très-brillants sous ce rapport. C'était aller un peu vite en besogne que de les doter d'une constitution, d'un sénat, d'un conseil d'Etat et d'un corps législatif. Ils n'entendent rien à ces noms-là, encore moins à la chose. Ces peuples, véritables centaures, ne vivent qu'en plein air, toujours à cheval, armés de lances de 5 mètres de long ; un pareil équipement, peu favorable au régime parlementaire, est du moins commode pour décamper et aller se fixer plus loin quand le gouvernement se fait tyrannique. A ce point de vue, ils ont un avantage sur les peuples de l'autre hémisphère. Mais chez une nation où, suivant l'auteur, « les juges même exercent leurs fonctions à cheval et tiennent leurs audiences au grand air, dans une plaine, » que deviendra, je le demande, la balance de Thémis ? N'espérez jamais, croyez-moi, y avoir une magistrature assise.

FERN. CARRERO.